De A comme agrume, B comme bosselé, C
comme cédrat, comme Cap, comme Corse, D comme doigt, E comme énorme… à Z comme
zeste, voici l’étonnante histoire de ce fruit mal connu, le cédrat corse, la
pomme d’or qui enrichit les habitants du Cap Corse, ce doigt pointant son
échine montagneuse entre mer Méditerranée et mer Tyrrhénienne, tout au nord de
l’île. C’était au XIXème siècle.
Né en Asie du Sud-est, essaimé dans toute l’Asie puis en
Mésopotamie, précieuse denrée échangée dès le VIIème siècle avant J-C, diffusé
en Grèce dès le IIIème, cet agrume ancestral débarque sur l’île de Beauté au
Ier siècle avant J-C dans les cales des navires grecs et romains. Et prend
racine sur des terrasses à flanc de Serra dominant vertigineusement un littoral
déchiqueté et accidenté. Mais ni les cultivateurs de l’énorme agrume, ni les
ânes qui en assuraient le transport vers les magazzini et les bateaux tout en contrebas n’avaient le mal des
montagnes. Il faut dire qu’alors, le zeste en valait la chandelle ; les
Corses l’avaient bien compris, qui eurent tôt fait de troquer leur dépit
premier devant un fruit qui ne se mange pas cru et dont le jus ne coule pas,
contre un intérêt pour son zeste doré, bizarrement juteux, lui. Car c’est bien
d’écorce qu’il s’agit, et d’or. Le cédrat, à la peau épaisse et à la chair
vert-jaunâtre un peu âcre, n’est guère joli : ovale, verruqueux,
dodu, souvent obèse, il peut peser trois ou quatre kilos et mesurer jusqu’à dix
pouces! Vingt-cinq centimètres non comestibles à leur cueillette ! Mais
alors ? D’où vient cette histoire d’amour des Cap-Corsins pour ce
Quasimodo des agrumes dont les cultures dévalaient jusqu’à la mer ?
De sa précieuse peau si épaisse. Il n’est que de passer le doigt dessus pour
que s’en dégage son merveilleux parfum, une fragrance citronnée d’une infinie
délicatesse et d’une vivacité incroyable. Le fruit était déjà utilisé au VIIème
siècle avant J-C dans toute l’Asie pour les parfums, les huiles essentielles et
même comme antipoison. Le cédrat fut aussi convoité par le peuple juif :
il faisait partie des « quatre espèces » – cédrat, palme, myrte et
saule – balancées et bénies lors des fêtes de Sukkot. Qu’il subît une mutation botanique inexpliquée sur le sol
insulaire et le tour était joué : le cédrat corse supplanta dès la fin du
XVIIIème siècle les autres variétés et devint une star mondiale. Les cours et
les grands d’Europe en raffolaient, non seulement pour son utilisation en
parfumerie mais également pour ses qualités gustatives : il suffisait de
le confire et les plus raffinés des palais s’extasiaient. Les Anglais, friands
de marmelade, décidèrent même d’en faire de la confiture, qu’ils expédièrent
vers l’Europe septentrionale et outre-Atlantique. Si Voltaire avait vécu plus
tard, sans doute aurait-il situé ce passage de Candide, non à Constantinople,
mais à Nonza ou à Barrettali : « Ayant dit ces mots, il fit entrer
les étrangers dans sa maison ; ses deux filles et ses deux fils leur
présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak
piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons… »
Les Cap Corsins ne chômèrent pas qui furent à la fois
cultivateurs et navigateurs. A peine les fruits cueillis – dont la culture
délicate avait requis tous leurs soins –, ils les mettaient à macérer en
saumure afin d’en éliminer l’amertume, entiers ou coupés, dans des tonneaux
remplis d’eau de mer qu’ils chargeaient ensuite à bord de goélettes dans les
marines de Nonza ou de Giottani en partance pour Marseille, Nice, Gênes ou
Livourne. La Corse
produisait alors 45 000 tonnes de cédrats par an. C’est dire combien la richesse
de l’île leur était redevable ! Mais les Cap Corsins voulurent plus :
ils s’expatrièrent au-delà des mers pour fuir les conditions de vie difficile
de leurs villages, vers l’Amérique latine, notamment à Porto Rico et à Saint
Domingue, emportant dans leurs bagages de fortune la poule aux œufs d’or, les
greffons des fabuleux cédratiers. Peu importait alors à ceux qui réussirent que
l’âge d’or du cédrat commence à décliner dans la presqu’île qu’ils avaient
quittée ; eux revinrent riches et, pour que nul n’en ignore, montrèrent
avec panache leur éclatante réussite de paysans ou marins émigrés. Ils firent
construire les magnifiques maisons dites ‘d’Américains’ qui détonnent dans le
paysage rural cap corsin mais nous émerveillent encore. Il fallait qu’on les
vît ! Placés sur une hauteur ou à un endroit stratégique, ces palazzi de la fin du XIXème et du début
du XXème siècle, entourés d’un jardin arboré, ressemblent à s’y méprendre à des
villas toscanes ou à des demeures latino-américaines : rectangulaires,
néo-classiques, ocres ou roses, ils témoignent du retour au bercail d’enfants
du pays désormais acquis au luxe et au beau. Et, tout comme les cultures de
cédratiers avaient construit le paysage, ces ‘maisons d’Américains’ ont
considérablement modifié la physionomie des villages cap corsins.
Bocaux de cédrats confits. Production Xavier Calizi |
Valérie Denarnaud-Mayer*
Article paru dans la revue L’éléphant n°7, juillet 2014
*Auteur du roman Les cédrats confits (La Bardinière, 2013)
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