dimanche 27 juillet 2014

Le cédrat sur le bout du doigt : une histoire d’or.




Domaine de Xavier Calizi à Barrettali

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
De A comme agrume, B comme bosselé, C comme cédrat, comme Cap, comme Corse, D comme doigt, E comme énorme… à Z comme zeste, voici l’étonnante histoire de ce fruit mal connu, le cédrat corse, la pomme d’or qui enrichit les habitants du Cap Corse, ce doigt pointant son échine montagneuse entre mer Méditerranée et mer Tyrrhénienne, tout au nord de l’île. C’était au XIXème siècle.
 
Né en Asie du Sud-est, essaimé dans toute l’Asie puis en Mésopotamie, précieuse denrée échangée dès le VIIème siècle avant J-C, diffusé en Grèce dès le IIIème, cet agrume ancestral débarque sur l’île de Beauté au Ier siècle avant J-C dans les cales des navires grecs et romains. Et prend racine sur des terrasses à flanc de Serra dominant vertigineusement un littoral déchiqueté et accidenté. Mais ni les cultivateurs de l’énorme agrume, ni les ânes qui en assuraient le transport vers les magazzini et les bateaux tout en contrebas n’avaient le mal des montagnes. Il faut dire qu’alors, le zeste en valait la chandelle ; les Corses l’avaient bien compris, qui eurent tôt fait de troquer leur dépit premier devant un fruit qui ne se mange pas cru et dont le jus ne coule pas, contre un intérêt pour son zeste doré, bizarrement juteux, lui. Car c’est bien d’écorce qu’il s’agit, et d’or. Le cédrat, à la peau épaisse et à la chair vert-jaunâtre un peu âcre, n’est guère joli : ovale, verruqueux, dodu, souvent obèse, il peut peser trois ou quatre kilos et mesurer jusqu’à dix pouces! Vingt-cinq centimètres non comestibles à leur cueillette ! Mais alors ? D’où vient cette histoire d’amour des Cap-Corsins pour ce Quasimodo des agrumes dont les cultures dévalaient jusqu’à la mer ? De sa précieuse peau si épaisse. Il n’est que de passer le doigt dessus pour que s’en dégage son merveilleux parfum, une fragrance citronnée d’une infinie délicatesse et d’une vivacité incroyable. Le fruit était déjà utilisé au VIIème siècle avant J-C dans toute l’Asie pour les parfums, les huiles essentielles et même comme antipoison. Le cédrat fut aussi convoité par le peuple juif : il faisait partie des « quatre espèces » – cédrat, palme, myrte et saule – balancées et bénies lors des fêtes de Sukkot. Qu’il subît une mutation botanique inexpliquée sur le sol insulaire et le tour était joué : le cédrat corse supplanta dès la fin du XVIIIème siècle les autres variétés et devint une star mondiale. Les cours et les grands d’Europe en raffolaient, non seulement pour son utilisation en parfumerie mais également pour ses qualités gustatives : il suffisait de le confire et les plus raffinés des palais s’extasiaient. Les Anglais, friands de marmelade, décidèrent même d’en faire de la confiture, qu’ils expédièrent vers l’Europe septentrionale et outre-Atlantique. Si Voltaire avait vécu plus tard, sans doute aurait-il situé ce passage de Candide, non à Constantinople, mais à Nonza ou à Barrettali : « Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison ; ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons… »
 
Les Cap Corsins ne chômèrent pas qui furent à la fois cultivateurs et navigateurs. A peine les fruits cueillis – dont la culture délicate avait requis tous leurs soins –, ils les mettaient à macérer en saumure afin d’en éliminer l’amertume, entiers ou coupés, dans des tonneaux remplis d’eau de mer qu’ils chargeaient ensuite à bord de goélettes dans les marines de Nonza ou de Giottani en partance pour Marseille, Nice, Gênes ou Livourne. La Corse produisait alors 45 000 tonnes de cédrats par an. C’est dire combien la richesse de l’île leur était redevable ! Mais les Cap Corsins voulurent plus : ils s’expatrièrent au-delà des mers pour fuir les conditions de vie difficile de leurs villages, vers l’Amérique latine, notamment à Porto Rico et à Saint Domingue, emportant dans leurs bagages de fortune la poule aux œufs d’or, les greffons des fabuleux cédratiers. Peu importait alors à ceux qui réussirent que l’âge d’or du cédrat commence à décliner dans la presqu’île qu’ils avaient quittée ; eux revinrent riches et, pour que nul n’en ignore, montrèrent avec panache leur éclatante réussite de paysans ou marins émigrés. Ils firent construire les magnifiques maisons dites ‘d’Américains’ qui détonnent dans le paysage rural cap corsin mais nous émerveillent encore. Il fallait qu’on les vît ! Placés sur une hauteur ou à un endroit stratégique, ces palazzi de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, entourés d’un jardin arboré, ressemblent à s’y méprendre à des villas toscanes ou à des demeures latino-américaines : rectangulaires, néo-classiques, ocres ou roses, ils témoignent du retour au bercail d’enfants du pays désormais acquis au luxe et au beau. Et, tout comme les cultures de cédratiers avaient construit le paysage, ces ‘maisons d’Américains’ ont considérablement modifié la physionomie des villages cap corsins.

Bocaux de cédrats confits. Production Xavier Calizi
Oui mais… le cédrat appartient désormais à la légende dorée du doigt pointé entre deux mers ; Porto Rico est devenu l’un des plus gros producteurs mondiaux ; et les belles maisons d’Américains tombent bien souvent en ruine. Nostalgie d’une époque révolue… qui n’a peut-être pas dit son dernier mot. Quelques irréductibles ont entrepris ces dernières années de donner un second souffle à la culture du cédrat : à Barrettali, les vergers de cédratiers surplombent de vertigineux à-pics ; à Nonza, la mairie projette de réhabiliter les anciennes terrasses en friche pour redorer le blason du zeste fétiche. Depuis 2012, le Musée du Cédrat y a ouvert ses portes aux curieux qui rêvent de connaître la belle histoire de ce gros agrume qui fit jadis la richesse de ce coin de paradis. Jadis ? En attendant que la production dépasse à nouveau les quelques dizaines de tonnes annuelles, puisse le cédrat du Cap Corse retrouver son lustre d’antan et être dégusté non seulement sur le bout des doigts – en confit, en nougat, en pâtes de fruits, en cake mais surtout entier, d’un vert exquis – mais aussi du bout des lèvres – en glaces et sorbets –, à la cuiller – en confiture –, dans des verres à liqueur – la fameuse cédratine aux délicieux reflets – et même dans des chopes ! Un trentenaire cap corsin vient de créer une bière blanche au cédrat corse,  La Ribella – 7 à 8 kilos de zeste de cédrat pour 500 litres. Son arrière-arrière-grand-père était un de ces Cap Corsins partis faire fortune en Amérique du Sud. Son palazzo est encore debout. La boucle est bouclée.

Valérie Denarnaud-Mayer*

Article paru dans la revue L’éléphant n°7, juillet 2014
www.lelephant-larevue.fr


*Auteur du roman Les cédrats confits (La Bardinière, 2013)

http://labardiniere.com

Xavier Calizi (producteur et transformateur de cédrats de Corse).
www.lescedratsducapcorse.com

Crédits photos : Xavier Calizi / Valérie Denarnaud Mayer 

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